Le chant de l’âme dans la chanson Aya3essas N b-Agni (Le gardien du lieu) de Mustapha Aissi
Par Samir HAROUCHE.
La musique et la poésie fusionnent comme l’union de l’âme et du corps. L’un fait vibrer l’autre lorsque le chanteur met en scène une expérience émotionnelle. En effet, « aya3ssas N-b-Agni » traduit une circonstance durant laquelle le poète est en proie à une profonde sensibilité émotionnelle, à fleur de peau. Dans cette romance, trois thèmes essentiels se dégagent : l’expression de la nostalgie, du soufisme et de l’amour. Dans cette présente approche, nous allons décrire la manière avec laquelle ces trois thèmes précités se manifestent et s’articulent dans le poème « A ya3essas n-b Agni ». Avant d’aborder le cœur du sujet, il convient de souligner l’importance culturelle du titre du poème. Dans les villages Kabyles, chaque lieu, qu’il s’agisse de la fontaine, d’un cimetière ou d’un chêne dans certain cas, possède son propre “A3essas“, un « ange gardien ». “Agni“, situé aux abords du village, a également le sien. Notre poète, à la manière de Slimane AZEM qui s’est adressé au gardien de la fontaine pour lui confier ses états d’âme, il interpelle A3essas N-b-Agni. Mais que lui dit-il ?
L’expression de la nostalgie
« Je désire retrouver mes amis, mon cœur les chérit » révèle le poète dès le préambule, exprimant ainsi un profond sentiment de solitude. Son désir est si irrésistible, d’autant plus que le mal du pays nourrit en permanence cette nostalgie semblable à une épine enfoncée dans sa chair. Ceci est explicité dans la suite du préambule : « Prions Dieu que l’exil ne soit pas éternel ».
« O A3essas N-b-Agni, c’est nous qui sommes venus/ venus se tenir compagnie/ le sommeil a immigré/ nous veillerons ensemble toute la nuit /mon Spleen grandit/ ma raison est accablée et desséchée de sa racine »
Cette traduction soulève une question : Pourquoi le poète s’adresse-t-il au « gardien de Agni» ? Ce lieu symbolise un encrage, un repère, une ressource intérieure, et “Le gardien“ possède le pouvoir fantastique d’absorber sa peine et de guérir sa blessure. En effet, la folie nocturne rôde autour du poète tandis que la nature s’endort en imposant son lourd silence. Comme dans les « Les Mille-et-une Nuits » où Chahrazed, pour survivre, doit apprivoiser l’impitoyable roi Shahriyar jusqu’à ce qu’il trouve le sommeil, le poète, quant à lui, pour sauver son âme déchirée, doit adoucir la déprime nostalgique qui le ronge.
Quand le sommeil fuit et que l’écume du spleen envahit l’âme, les souvenirs jaillissent comme antidote et “Agni“ pourrait le franchir de son supplice. Le poète se remémore ses folies de jeunesse, les nuits passées à chanter à la lumière de la lune, entouré de ses amis. C’est en ce lieu qu’il atteint l’ivresse poétique : « Comme il est agréable de jouer/ quand les instruments sont accordés/ en compagnie d’amis/ quand le rythme est mesuré/ le banjo agrémente / la mandoline caresse » À travers ce passage ci-dessus, nous entendons l’hymne solennel que le poète adresse à la musique. Le souvenir, comme refuge, le revigore, redonnant à son âme son essence et son existence, semblable au phénix renaissant de ses cendres. « Agni » est la métaphore de l’amour pour le village. Ce lieu représente la douceur maternelle, symbole de la sécurité qui redonne la vie à ses enfants égarés. A « Agni », sur une durée d’une nuit, le temps se fige, les horloges s’arrêtent et le poète, tel un rêveur, aspire à saisir pleinement l’instant de bonheur qui s’offre à lui. Et quand les moments de joie s’évanouissent, le poète puise dans le souvenir pour réinventer son histoire et dans les mots pour adoucir ses maux.
De la tristesse terrestre au délice céleste
« Le ciel limpide/élevé par le créateur/ l’a embelli de charme en abondance/La lune, séduisante de clarté, adorée des étoiles / comme le roi sur son trône apprécie ces amoureux de la nuit/ qui l’admirent et espèrent saisir sa sagesse » Ce couplet traduit évoque expressément le cosmos : “ le ciel/la lune/les étoiles“. Pour échapper au chagrin qui consume son esprit, le poète détourne son regard vers l’infini puissant de l’énergie dans d’autres sources susceptibles de l’apaiser. Il se laisse emporter par un élan d’admiration pour les phénomènes célestes, non pour percer le mystère mais pour se nourrir de leur sagesse divine. L’admiration dont fait preuve le poète n’est-elle pas l’expression d’une éducation spirituelle : adorer Dieu à travers ses créatures ? ne s’inscrit-elle pas dans cet enseignement répondu en Afrique du Nord, appelée communément « tradition soufie ». « Le soufi recherche l’intronisation spirituelle, l’amour de Dieu, la contemplation unitive, sagesse, le cadre d’une perspective initiatique et ésotérique.
Contrairement à la démarche qui s’oriente vers les ténèbres de l’égo, le poète fait entièrement don de soi en louant Dieu et en célébrant sa présence à travers les éléments harmonieusement disposés. Dans cette contemplation unitive, comparable à une longue prière, le poète ne voit désormais qu’avec le cœur et ne parle qu’avec l’âme dans une quête d’une union et de communion avec le divin. Quelle est la sagesse ? el hikma se demande le poète ? Ce voyage spirituel à travers les constellations évoquées aboutit à une alchimie entre le corps et l’esprit. Éric GEOFFROY, spécialiste de cette éducation spirituelle, l’explique : « Lorsque le poète Ibn Arabi ou autre parle de Layla, nom de femme, ce qui signifie la nuit, ce n’est pas de Layla femme de chaire qu’il s’agit, c’est celle de l’essence divine ». Les termes suivants : Lune/étoile/les amoureux de la nuit/ ne résonnent-ils pas suffisamment dans cette citation ?
Amour interdit ou rêvé
“Nous sommes de retour, ô gardien /pour se souvenir d’hier, elle manque à mon cœur/ sa fenêtre, toujours fermée, est aussi triste que moi, qui l’attend jour et nuit. Dans certaines sociétés, chanter l’amour peut être perçu comme immoral. Comme la culpabilité, les émotions profondes restent souvent inavouées. La bien-aimée n’est ici ni nommée, ni décrite. Par pudeur, le poète recourt au pronom impersonnel « ELLE » pour confier son amour, « Elle manque à mon cœur » révèle-t-il encore une fois au « gardien ». La fenêtre fermée, symbolisant l’inaccessibilité de la bien-aimée, est synonyme d’une société où l’expression de l’amour pourrait enfreindre les convenances sociales.
Le poète est conscient de ces normes sociales rigides, où l’amour est souvent sacrifié aux profits des relations servant à la reproduction de l’espèce. Mais comment avouer la flamme qui le consume, comment évoquer la bien-aimée sans transgresser les codes, sans commettre l’affront ? Par le biais de la métonymie- fenêtre fermée- le poète, contourne subtilement les règles et le sens commun pour parvenir à exprimer un chagrin et une attente : apercevoir la bien-aimée, prisonnière dans cette chambre, comparable à une princesse claustrée dans un château, restée sans voix. Effectivement, deux espaces séparent le poète de sa bien-aimée. L’extérieur pour lui, l’intérieur pour elle. Paradoxalement, ces deux espaces se côtoient intimement, se cherchent indéfiniment, se frottent incessamment, mais restent éloignés passionnément l’un de l’autre. S’agit-il d’un amour platonique ou simplement imaginaire et rêvé ? La réponse réside peut- être dans ce dernier vers et chacun peut y projeter sa propre vision : « L’amoureux de la beauté éphémère veille les nuits, espère s’approprier toutes celles qu’il croise ».
À travers ce poème, le poète nous invite à partager ses épreuves, ses peines, ses solitudes et sa quête d’existence dès lors que le mal de la nostalgie le réduit à néant. Dans la même perspective, il nous propose un voyage transcendant, au-delà de la simple condition humaine, vers l’ordre divin. Quant à l’expression de l’amour, elle est empreinte de pudeur, allusive et subtile. Le cœur a ses raisons de souffrir, mais ne doit pas déborder. Le choix du mode musical « Tab3 Zidane » est expressément révélateur, cristallisant une expérience émotionnelle que Mustapha nous interprète avec une voix aussi touchante qu’émouvante. Bien que les sociétés évoluent, les expressions du cœur et de l’âme restent le propre de l’homme. Chacun porte en soi ses amours, ses nostalgies et ses croyances. C’est pourquoi la chanson « A3essas N-b-Agni », composée il y a quelques années, a su traverser les générations et devient partie intégrante du patrimoine musicale du village, ce qui lui confère un caractère universel.
Par Samir HAROUCHE.
Remarque : toutes les traductions sont assurées par nos soins.
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